Florencia Demestri 

& Samuel Lefeuvre

Texte pour la fin d’une recherche, FORGERIES (titre possible), menée à L’L, d’août 2017 à juillet 2018

Au premier abord, c’est frustrant d’écrire un tel texte car l’importance de ces moments de recherche remonte à la surface et l’on se dit que c’est vraiment dommage de ne pas avoir le temps de continuer. Mais la vie nous amène là [1]

Le fait d’avoir pris un temps, même court, à L’L nous a permis de questionner notre méthode, nos envies, nos goûts, …

Chaque étape de cette recherche a été très riche et intense. Chacune d’elles assez différente (sous l’impulsion de L’L ; et MERCI pour cela). Comme autant de pistes ouvertes. Certaines laissées en l’état, sans avoir été explorées davantage ou, en tout cas, pas pour l’instant… D’autres que nous aurions envie d’approfondir encore plus. Et certaines aussi qui, d’une certaine manière, ont déjà « éclos ».

Comme si nous avions mis les pieds dans l’eau, senti la partie cachée de l’iceberg, mais sans avoir eu le temps de plonger vraiment – pour les raisons que l’on sait…

Donc nous restons sur notre faim, évidemment. Et sommes un peu tristes d’avoir mis fin à ce processus excitant. Mais, en même temps, nous avons pris goût à la recherche, et chercherons (sans mauvais jeu de mots) à intégrer cette notion de manière plus active dans nos processus de travail artistique.

Comment, même avec un projet à plus court terme en tête, intégrer davantage de questionnements, oser des formes différentes (dans notre façon de faire et de construire), … ?

Notre passage à L’L nous a aussi fait sentir l’importance d’une équipe… Même si les temps de recherche étaient pour nous deux une immersion « en solitaire », Pierre Boitte, Michèle Braconnier et Olivier Hespel, à leur place d’accompagnants, d’interlocuteurs, ont eu un rôle extrêmement riche.

Cela nous a fait vraiment du bien d’être entouré·e·s. Et nous partons de L’L avec une autre certitude : celle que pour chercher (et pour créer), il est important de se confronter à soi, mais avec une équipe qui aide à mener plus loin les réflexions et le travail plateau.

D’autre part, le fait d’avoir choisi comme sujets de recherche le vrai et le faux, la représentation de soi dans notre société hyper connectée, la/les déformation/s qui en découlent, les corps, les vies que l’on se crée, nous a donné envie de « moderniser » notre travail : le connecter à des questions d’aujourd’hui, tout en approfondissant notre intérêt pour le sensoriel ; connecter et confronter nos obsessions et nos goûts au contexte actuel.

Le sujet de notre recherche nous a également renvoyé à notre propre pratique, au spectacle même, puisque en somme notre recherche parlait de « mise en scène ». Vertigineux. Et si essentiel, « basique » en même temps : quoi mettre en scène, comment, pourquoi ?

 

Et là, apparaît pour nous l’un des aspects les plus riches que la recherche nous a révélés…

Une question : ne serions-nous pas en train de nous cacher derrière notre pratique ? Au cours de ce parcours à L’L, nous avons été confronté·e·s à une sorte de challenge, un endroit que nous n’avions jamais exploré… Quelle place a la première personne (le « je », le « nous ») dans notre travail ?

Dans nos créations jusqu’alors, nous avons toujours occupé un « rôle extérieur » à nous-mêmes, incarné des corps et « personnages » fictionnels . Nous avons consacré aussi beaucoup de temps et d’énergie à maîtriser et à construire des vocabulaires chorégraphiques spécifiques mais qui ont, peut-être, fonctionné comme des carapaces, des boucliers, … ???

Mais comment entamer une friction, une connexion, entre le « vrai nous » et ce que nous faisons ? Comment se donner plus « crus », plus à vifs et, en même temps, pouvoir se dédoubler, se réinventer ?

Souvent, durant le processus de recherche, nous avons buté sur le fait de produire du matériel (surtout chorégraphique) qui nous ramenait toujours à une façon habituelle de travailler, de produire, qui venait contredire l’intérêt de l’idée même de recherche.

Ayant construit notre vie à développer des principes chorégraphiques, des idées, des scènes afin de les exploiter sur le plateau pour gagner notre vie, nous nous sommes souvent retrouvé·e·s tiraillé·e·s entre l’envie d’approfondir une piste à peine effleurée (et d’en faire un spectacle, vite) ou de la laisser passer, comme l’équipe de L’L nous le conseillait, pour peut-être la reprendre, bien plus tard.

Avec le recul, nous pouvons dire aujourd’hui que nous avons vécu cela comme une « interdiction » davantage qu’une possibilité ou une proposition libératrice de « ne pas être obligé·e·s d’aboutir ou de créer »… Et comme toute interdiction, ce sentiment nous donnait envie de transgresser… nous donnait une grande envie de création.

Peut-être aussi que le thème même de notre recherche nous a poussé dans cette direction : il nous intéressait tellement que nous avions envie d’en décliner des aspects en spectacle, de produire à partir de ça, et qu’il a été compliqué pour nous de se plonger dans cette recherche sans arrière-pensées productrices.

Bizarre, non ? De se sentir « coincé·e·s » quand, en fait, on reçoit un espace de liberté ! Cette impression contradictoire vient peut être simplement de la manière avec laquelle nous avons appréhendé l’ensemble ou certaines règles formulées à certains moments de notre processus.

Les résidences pendant lesquelles nous nous sommes senti·e·s chercheur·e·s, et non chorégraphes/danseur·se·s, ont été sans conteste celle qui a eu lieu dans la salle de L’L, dite « Petit Quai », à Bruxelles (sur les déformations du corps, via l’utilisation de prothèses, de jeux de lumières et de maquillage) et la dernière résidence, de lectures, aux

Halles de Schaerbeek. À ces deux moments-là, nous nous sommes senti·e·s entrer dans un autre terrain, qui semblait plus vaste car il nous était inconnu. Nous disons « qui semblait » car nous sommes certain·e·s qu’il y a aussi plein de manières d’aborder le mouvement/une recherche chorégraphique, qui pourraient nous donner cette même sensation, mais qu’il n’a pas été évident pour nous de nous détacher de nos habitudes à cet endroit. Et nous sommes convaincu·e·s aussi que cette étape-là allait venir…

Au moment où nous avons commencé la recherche, nous étions peut-être trop « frais ». Dans le sens où il nous a fallu du temps pour créer et identifier notre langage. Et c’est seulement après notre création, Le Terrier, en octobre 2017 (quelques mois avant notre entrée à L’L donc) que cela s’est passé. Nous étions alors plutôt dans l’excitation et l’envie d’explorer notre trouvaille. Et c’est sans doute pour cela qu’il nous a été si difficile de nous débarrasser de nos « habitudes » d’écriture chorégraphique : nous venions de les trouver… et les aimions bien !

Avec le recul, nous pourrions dire que, pour entrer en recherche, il faut une certaine « maturité »… Avoir réalisé certains de ses fantasmes et pouvoir reconnaître son/ses propre·s cliché·s… pour vouloir et pouvoir plonger, et aller plus loin… vers l’inconnu, et au-delà !

De là, la frustration que nous glissions en tout début de ce texte : nous nous sentons davantage prêt·e·s, aujourd’hui, à une recherche. Mais nous n’avons ni le temps, ni l’espace mental disponibles… La vie nous amène là…

 

 

Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre
Bruxelles, 26 février 2020

[1] Juillet 2018, Florencia Demestri apprenait qu’elle était enceinte. Après réflexions, Florencia et Samuel ont décidé de mettre un terme à leur processus de recherche à L’L : avec cette parentalité annoncée et leurs plannings respectifs de création, il n’y avait plus d’espace pour se consacrer pleinement à une recherche à L’L.

Recherche terminée

© Demestri & Lefeuvre

FORGERIES (titre possible)

« Fake it, fake it more… until it becomes real… »

Toutes ces possibilités de découpage de soi

Tous ces profils

Tous ces réseaux immatériels, virtuels…

Voir la notion du « se mettre en scène » multipliée à l’infini dans les sphères sociales et politiques…

Toute cela est fascinant et écœurant à la fois.

Alors nous avons choisi d’ouvrir le champ de notre recherche sur les notions de déformation, de manipulation et de distorsion, de nous approprier les sensations de « surexposition », de « débordement » et de « trop plein », pour faire corps avec.

Traiter le mal par le mal.

Et célébrer cette glorieuse indigestion !

Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre

Biographies

Parcours à L'L
Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre ont entamé ensemble une première recherche à L’L en août 2017.

Florencia est née en 1980, et Samuel en 1981. Après avoir été interprètes pour des chorégraphes comme Alain Platel ou David Zambrano, et membres de différents collectifs (Peeping Tom, groupe ENTORSE), Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre développent ensemble depuis 2012 des spectacles hybrides, où la question de l‘étrangeté est toujours centrale, privilégiant une dramaturgie des sens et non du sens. 

Grace à des procédés de narration non linéaire et une physicalité intense et décalée, ils invitent le spectateur à lâcher prise et à s’aventurer dans une lecture multiple et intuitive.

© Pierre Liebaert